Transcription d'une réponse de Thierry Wolton , lors d'une audition publique de l'assemblée nationale sur le thème de la "gouvernance mondiale de l'internet " que j'ai trouvé tès intéressante . J'attends evidement vos réactions , et que vous sortiez de vos "solitudes interactives " !
" Il est essentiel de rappeler, car on entend un nombre considérable de billevesées, que, dans l'histoire de la communication, aucune technique n'en a jamais remplacé une autre : le livre n'a pas été tué par la radio, qui n'a pas été tuée par le cinéma, qui n'a pas été tué par la télévision, qui ne sera pas tuée par l'Internet. En effet, les êtres humains ont un besoin infini d'information et de communication, mais ça ne marche jamais et ils répètent cet échec de la communication dans l'ensemble des techniques qu'ils peuvent inventer. En revanche, ce qui est intéressant dans l'histoire des techniques de communication, c'est qu'elles sont toutes porteuses d'une philosophie. C'est cela qu'il faut parvenir à trouver pour l'Internet. À défaut, on n'aura pas de projet politique, et l'Internet se recasera dans une architecture combinatoire de l'ensemble des systèmes d'information et de communication.
Un des enjeux fondamentaux est qu'il faudra un jour sortir des solitudes interactives : le problème central du système d'information, c'est qu'il faut en sortir, c'est-à-dire parvenir à parler, à vivre en société avec l'autre alors qu'il est beaucoup plus facile de passer des heures devant une machine. Plus le système d'information est interactif, plus la question anthropologique se pose : que fait l'homme là-dedans ? La question centrale posée par l'Internet est celle de l'altérité.
Dans la fascination pour les réseaux que nous avons depuis une quarantaine d'années, nous oublions simplement qu'un réseau, quel qu'il soit, c'est une logique du même : ce sont des hommes qui ont des points communs qu'on met en réseau. La définition de la société, c'est exactement l'inverse : quelle qu'elle soit, elle gère de l'altérité. Comment fait-on cohabiter des gens qui ne pensent pas la même chose ? Cette question est à la base des sciences sociales. Ainsi, plus vous avez des réseaux performants, plus il faut se demander ce qu'on fait de ce qui n'est pas dans le réseau.
Dans la presse, la radio, la télévision, on construit arbitrairement une offre en fonction de l'idée qu'on se fait de la demande. Dans un système d'information, c'est l'inverse. C'est pour cela que le système d'information est plus efficace dans la communication du même et moins efficace dans la communication de l'altérité. Comment sortir du même et aborder la question de l'autre ? La grandeur de la politique, c'est d'essayer sans cesse d'organiser la cohabitation de points de vue contradictoires. C'est pour cela que les systèmes d'information devront toujours déboucher sur des problématiques de communication.
Nous ne sommes hélas pas encore sortis de l'idéologie technique qui domine l'Internet depuis une vingtaine d'années. Nous n'en sortirons, comme toujours, que par des conflits politiques, c'est inévitable. Et sur l'Internet, ce qui fait défaut pour l'instant, ce ne sont pas les régulations mais la volonté politique. On y parviendra, après quelques échecs et quelques tragédies, mais il faudra parvenir à gérer deux logiques simultanées, celle de l'OMC et celle de l'UNESCO. Car ce qui est intéressant dans l'Internet, c'est que ça gère à la fois de la culture et de l'économie. Or la première est bien plus compliquée que la seconde : pour l'économie, les hommes sont toujours prêts à négocier, pas pour la culture. Pour Dieu, la liberté, la démocratie on est toujours prêt à mourir, pour du business on négocie toujours.
Quand il s'agit des hommes face à un système technique de communication, deux philosophies, antagoniques, dominent toujours : une, majoritaire et qui rebondit sans cesse grâce aux progrès, qui affirme que, grâce à la technique, les hommes vont mieux se comprendre ; l'autre qui considère que le fondement de la communication est toujours politique dans la mesure où son enjeu est de faire cohabiter les hommes qui n'ont pas d'intérêt commun. J'appartiens évidemment à la seconde qui, historiquement, a toujours eu raison, puisque les hommes ont plus de plaisir à se dominer, à se combattre et à s'éliminer qu'ils n'en ont à coopérer. S'ils avaient eu envie de coopérer, ils l'auraient fait avant l'Internet...